LA COMMANDE



Mevis Ardil ouvrit un œil embué avant de réaliser qu’il était au mauvais endroit. Au petit matin, la morsure du froid l’avait lentement éveillé. - Pars au plus vite de cette chambre - Sa raison le secoua promptement. Il bondit nu du lit, jetant sans ménagement les draps qui tombèrent sur la longue chevelure de celle qui lui attirerait tous les ennuis de la terre si à l’avenir il ne prenait pas garde. Il happa chemise, braies et gilet le temps de prendre la porte, de lisser quelques cheveux, de ne se chausser que plus tard au détour d’un couloir. Mevis ne perçut aucun bruit sinon sa respiration haletante. Il glissait à pas de loup dans la grande demeure aux allures de ferme bourgeoise, architecture massive et prétentieuse où la taille n’a rien à envier à celle des palais, mais dont la lourdeur visuelle ne souffre la comparaison. Après avoir monté un escalier trop étroit, traversé deux couloirs exsangues et passé cinq portes épaisses, Mevis ouvrit délicatement celle de sa chambre et entra. Pour la première fois en ce court début de journée, il respira normalement, il était en sécurité. Il jeta un regard par la fenêtre, le personnel de maison commençait de s’activer dans la brume du matin. Un grand gaillard au regard torve entrait du foin, pendant que deux servantes s’affolaient avec des ballots, des paquets… sans doute des victuailles pour le déjeuner du Tyran. Il s’assit sur son lit qu’il défit par précaution. Il fallait faire croire avoir dormi dans sa chambre si onvenait le déranger de si bon matin.

Puis il réfléchit. Que d’erreurs, se dit-il. Il regardait dans le vide en direction de sa table de travail sur laquelle vomissaient des plans, des feuilles de calcul, des motifs… Moi, le petit Maître Fragmentaire, aux velléités de Maître Architecte des Maîtres Bâtisseurs de Sudram, je couche avec la femme de mon commanditaire… Toute cynisme mis à part, cela commence à franchement me faire peur. Je vais droit dans le mur que je leur construis.

Mevis, apathique, était engoncé entre sa noirceur matinale et les élévations architecturales étalées sur le pourtour de sa chambre. Bref, ce ne furent que divagations jusqu’à ce qu’une servante frappât à sa porte pour lui proposer de déjeuner avec le maître.


*


Pour la deuxième fois de la journée, Mevis inspira profondément. Il entrait dans la salle des repas. Seul à la table, le maître des lieux s’empiffrait déjà. Mevis fit quelques pas, longea la vaste galerie de tableaux qui ornaient la pièce, une série de portraits tous plus laids les uns que les autres, vision obscène d’une lignée décadente mais non-moins puissante d’exploitants, d’intrigantes, de propriétaires terriens, d’éleveurs, de dirigeantes de domaines, et au bout du bout, le père de toutes les lignées encore vivant, Sarnath deux-cent-trente-huitième du nom. On lui était redevable d’une certaine unité dans la Caste des Tyrans de Sarnath, car personne ne survit plus de dix ans au sommet de cette pyramide familiale sans une forme de transcendance,degénie. D’ailleurs, seuls ses portraits peints pouvaient permettre de le reconnaître, car même dans la famille, peu prétendaient l’avoir vu en chair et en os. La famille, la Caste Sarnath, devait sa longévité pluri-millénaire à deux facteurs immuables : ses membres sont tyranniques. Et des gens maltraités, ils ne s’attendent que d’en être assassinés, d’où une méfiance et des calculs permanents. La suspicion et l’isolement volontaire sont une seconde nature, chez les Sarnath.

À propos de nature, l’accroissement de leur dynastie complique leurs relations au sein de la Caste. L’adage qui les unit veut qu’ils ne peuvent faire confiance qu’à leurs parents et leur fratrie, puis un peu moins à leurs cousins, encore un peu moins à leurs amis, et plus du tout à qui que ce soit d’autre. Au-delà des liens, seul l’argent estleur complice. Donc la famille grandissant, il fut de plus en plus difficile aux Sarnath de bâtir une dynastie cohérente, surtout quand cette dernière est constituée de plusieurs milliers de membres. Ainsi, pour éviter la surabondance de facteurs étrangers, les Sarnath se reproduisent le plus souvent entre eux. Chacun voit sa survie à sa porte. Massive et inviolable, en l’occurence.

Après avoir laissé errer son regard sur les murs, Mevis, d’un pas lent, prit place à quelque distance de l’homme qui, fort préoccupé par la nourriture qu’il ingurgitait, lui désignait une place à distance correcte, pas trop près de lui. Autre constante chez les Sarnath, ne jamais être à moins de deux couverts d’un étranger quand on mange. On ne connaît pas son allonge avec une dague.

Une fois Mevis assis, des servants s’activèrent comme des insectes. Il mesurait maintenant chacun de ses gestes. Dans un lieu Sarnath, toute brusquerie pouvait être mal interprétée. Cela, il le savait. Il fallait être fluide, pas brusque.

Mevis se racla la gorge avant de remercier son hôte pour cette invitation matinale. Manger à la table d’Orgame Ladek, fils de Timo Ladek, lui-même grand frère de Lekante, ordonnateur financier auprès de Sarnath 238e du nom, était toujours un honneur.

- Je ne t’ai pas fait venir pour parler des récoltes d’orge. Il engouffra une pâte cuite et suintante couverte de gras. Bon sang, comment faisait-il pour ne pas être obèse, pensa Mevis.

- Je veux que mon palais accélère ! Emplumés d’architectes, on vous paie assez cher pour faire ce qu’on vous dit ! C’est simple, non?

Mevis ne bougea qu’un doigt avant que Peria Ladek n’entât. Orgame n’eut aucun regard pour sa femme qui se plaça, elle, face à Mevis, mais plus proche de son mari. La « tolérance » des proches. Orgame fixait toujours Mevis :

- Alors ? Je ne t’ai pas permis de te taire ! Ça donne quoi, ces foutus travaux ?

- Hum… Votre excellence, force est de constater que les Maîtres Arpenteurs que vous avez vus tantôt ne mesuraient pas toutes les difficultés du terrain, et qu’il est bien compliqué de dresser des tours surun sol aussi meuble.

Mevis vit l’œil de son commanditaire le foudroyer ; présent depuis un bon cycle, Mevis ne savait différencier si c’était la teneur de ses dires qui énervaient Orgame ou la formulation alambiquée de ses phrases qu’il détestait. Illisait la violence, presque une envie de meurtre, dans ce regard. Il n’en reprit pas moins quelque contenance et se fit fort de poursuivre. Peut-être la présence de Dame Ladek y était-elle pour quelque chose :

- Alors oui, je sais, les Maîtres Arpenteurs sont des Maîtres Bâtisseurs, et oui, ils ont déjà été payés par vos soins. Mais mon travail consiste justement à anticiper les problèmes de ces dernières semaines, comme lespluies diluviennes qui rendent le sol spongieux et impraticable. Etjustement, j’ai terminé hier soir les plans que je peux vous expliquer afin de bâtir votre palais en forêt de tours. En pierre, bien sûr.

- Mange plus doucement, fit Orgame à l’attention de sa femme, puis, se tournant vers Mevis : je ne veux plus de pierre, c’est trop commun, on en voit partout.

- Pardon ? Mais…

- Il suffit ! Je parle !

Orgame frappa du poing sur la table, et un bout de pâte grasse vola de sa bouche à proximité de Mevis.

- Tu sais toujours tout, petit architecte ! Mais les sous, c’est moi ! Et si je veux faire un palais en carcasses de porcs, ce sera un palais en carcasses de porcs ! Compris ?

Mevis était livide, raide, Orgame penché au-dessus de son assiette, prêt à lui bondir dessus.

- Vous avez raison, votre excellence. Quel est votre désir, excellence ?

Orgame glissa dans son fauteuil, relâchant la tension, sourire aux lèvres.

- Je vois un palais très grand… mais vraiment grand ! Avec des tours ! Plein de tours… pointues… ou pas…

- Comme précédemment, donc…

- Oui mais là, je veux que la salle de réception soit gigantesque !

- Gigantesque comment, votre grandeur ?

- Tout le rez-de-chaussée !

- Hum… certes, cela demande quelques calculs pour la portance…

- La quoi ? Je veux plein de piliers ! Des colonnes ! Appelle ça comme tu veux !

- Des colonnes porteuses, certes, il faudra jouer sur la disposition pour qu’elles donnent la plus juste perspective…

- Je ne comprends rienà ton charabia !

- Mon amour, se risqua Peria en posant sa main sur le bras de son mari, monsieur Ardil te fait juste comprendre que rien n’est impossible, mais s’il y a trop de colonnes, ça ne risque pas de rendre grâce à ta grandeur.

Incrédule, Orgame se tourna vers sa femme :

- J’ai compris ! Traite-moi d’idiot ! Je veux des colonnes en verre ! Toutes en verre ! Comme ça, on le verra, ton foutu espace ! Comment tu dis ? Ta perspective !

Peria n’osait regarder Mevis, qui, lui, s’était figé. Sa voix était tellement blanche quandil répondit qu’on eût dit qu’une autre personne donnait la réplique :

- Ah, bien. Il faut que je contacte un Maître Verrier pour cela. Vous comprenez que ce que vous demandez est bien au-delà de votre première demande ?

- Tu crois quoi ? Que je n’ai pas assez de tallecs pour te payer ? Tu vas te gaver, et tu ne penses même pas à me remercier ?

- Si, bien sûr, votre excellence. La gratitude de votre commande me comble, je n’oublierai jamais ce que vous me permettez de réaliser.

- Alors bouge-toi et va dessiner !


*

Les cycles filaient. Débordé de labeur, Mevis passait jour et nuit à refaire tous ses plans. Il ne vit passer qu’une seule fois Dyug le rocher percé dans le ciel, et le cycle de Magdelum commençait déjà. Heureusement qu’il voyait passer certains tellèmes de jour, sinon Mevis aurait perdu toute notiondu temps. Il s’échinait à travailler pour organiser le travail du lendemain, ou à subir les ardeurs de Peria Ladek dont il ne s’était pas résolu à s’éloigner, le vidant de son stress, mais le remplissant derechef de nouvelles angoisses quand il se prêtait à penser à son mari. Il se savait lâche de profiter de sa femme, sale aussi de se rabaisser à accepter tous les désirs de ce fou trop puissant. Mais il découvrit qu’il aimait se vautrer dans cette fange, et abuser des plaisirs charnelsdePeria. Plus il pétrissait ses fesses, plus il supportait la bêtisecrasse d’Orgame. Plus ils jouissaient, plus le palais se dessinait. Quand Peria s’adressait à Orgame avec son petit sourire, il ne pouvait s’empêcher de se remémorer la dernière fois qu’il l’avait pénétrée, et qu’elle glissait avec volupté sur son sexe.

Mevis se savait coincé pour encore unbon bout de temps, loin de sa cité d’Okman-Ptaahl. Orgame voulait son palais, comme beaucoup de sescongénères de Sarnath loin des grandes cités dangereuses pour leur sécurité, bâtissant des empires informels un peu partout sur leurs territoires, là où ils connaissent chaque village, chaque paysan, chacun de leurs sbires. C’est bien pour cela que Orgame vivait dans son espèce de ferme fortifiée lardée de gardes. Il avait dû lui falloir beaucoup d’abnégation pourpasser le pas de la commande officielle d’un palais. Car il estnotoire que les Tyrans de Sarnath sont radins. D’une pingrerie frôlant la caricature. Sauf que parfois, l’image des Tyrans se bonifiant, l’ostentatoire devient la nouvelle règle. Certains Tyrans sont alors particulièrement dispendieux. Mais pas Orgame.

Mevis put obtenir de son commanditaire -non sans difficulté- une disponibilité d’un cycle afin de préparer avec sa Caste les aménagements nécessaires à la réalisation du palais. Il devait rejoindre Okman-Ptaahl à plus de mille thalers de là. La route était longue et ennuyeuse. Un tellème passerait dans le ciel sans qu’il ne vît Peria. Certes, sa propre femme l’attendait chez lui. D’ailleurs, quand les discussions s’étaient embourbées avec Orgame, Mevis avait mandé en urgence la Mane d’Ouarnek pour prévenir sa femme de prolongations possibles sur le chantier. Il n’avait jamaiseu de réponse de sa part. Pourtant, trois cycles sans nouvelles, ça faisait long. On ne pouvait pas dire que son mariage avait été une réussite. Son union avait été organisé par sa Caste. On l’avait marié avec une jeune recrue prometteuse du Grand Orvale. Souder les échanges d’avec les Maîtres Bâtisseurs, tout un programme. Mélanger le luxe et les constructions. À son goût, cela occasionnait bien peu de sexe, ce type d’arrangements. Mais des discussions sérieuses et des rencontres, oui. Il le regrettait, car il était marié à un beau brin de femme, un rien hautaine, et sans humour. Mais une poitrine à faire pâlir … non… en cet instant, Mevis rêvait de la poitrine opulente de Peria.

Quand il arriva à Okman-Ptaahl, après avoir traversé des centaines de thalers de plaines linéaires et sans surprise, longeant des canauxfroids aux brumes épaisses, Mevis prit la journée à errer dans les rues, prendre un bain de vie, avant d’aller voir sa femme puis sa véritable maison de cœur, celle des Maîtres Bâtisseurs. Cette dernière visite serait pour le lendemain, il voulait être frais et dispos, montrer le meilleur de lui-même.

Il passa la nuit chez lui, un logement vaste, mais vide de touteoriginalité. Il vit sa femme, ils firent l’amour en pensant vraisemblablement à leurs amants respectifs et se quittèrent presque sans un mot à l’aurore. Mevis aurait aimé que ce soit moins vide. Histoire d’avoir un souvenir.

Au petit matin, il était reçu dans l’une des riches demeures des hauts quartiers où sa Caste avait si bien œuvré à réaliser de somptueuses bâtisses, concurrençant toutes de légèreté et de grâce. Là il voyait un auvent tout de courbe qui ouvrait le mur d’une demeure dont les barreaux des grilles suivaient les formes elliptiques de l’alignement des tuiles, puis c’était cette sculpture discrète au fond d’une niche, ce vitrail aussi vert que l’océan des Candélides. Tout n’était que poésie des formes. Là, il vit encore un toit bouger légèrement. Ses résidents devaient activer quelque levier pour que les fenêtres sommitales s’ouvrent et boivent le soleil du matin. Belle idée à garder, ces mécanismes qui changent l’allure dela structure globale. Que de grâce ! Il pensa alors au projet pour Orgame. Ses traits s’assombrirent. Il ne vit que lourdeur et maladresse dans sont travail. Maintenant, c’est le commanditaire qui ordonne. Comme le disait si bien Orgame, c’est lui qui veut sa porcherie, il aura sa porcherie. De luxe, certes, mais une porcherie. Allez ! Il fallait qu’il finît ce gros œuvre afin d’obtenir son accessit au grade de Maître Architecte. Au-delà d’Orgame, un grand avenir l’attendait. Il fallait encore avaler quelques couleuvres. Mevis actionna le heurtoir à cloche si intelligemment intégré dans cette porte en meliath massif. Quelle beauté !

Mevis dut attendre un très long moment dans une salle attenante au bureau de celui qui devait le recevoir, sallequi lui plût bien moins architecturalement sans arriver à définir clairement en quoi. Il se demanda ensuite comment on pouvait être reçu avec retard quand on était le premier des rendez-vous de la journée. Certes, Ariedès Sandovale, Grand Maître Fragmentaire avant de devenir Maître Architecte était connu pour être un bourreau de travail. Sur les chantiers, l’effectif de ses équipes étaient souvent doublépour pouvoir exécuter ses directives. Même avec l’âge, puisque Mevis l’avait eu comme professeur à l’académie des angles, les étudiants qui sortaient du cursus Sandovale étaient ceux qui n’y avaient pas laissé leur matière grise sur les bancs et les tables à dessin. Donc même si le soleil n’était pas encore visible, ce pouvait déjà être le troisième rendez-vous de Sandovale. Après toutes ces années, le vieil homme poursuivait à un rythme effréné.

La porte de sa salle de réception s’entrebâilla, Ariedès Sandovale passa la moitié d’une têtebarbue et chauve, sur un corps élancé et vif. Il fit signe à Mevis d’entrer comme si ce dernier l’avait quitté quelques instants auparavant. Surpris, Mevis se dressa et suivit prestement son maître en passant la porte de profil. Puis fermant le battant, il se retourna, etvit quelqu’unavec son maître… Il mit quelques instants à se souvenir de ce visage. Confortablement installé dans un fauteuil, le personnage faisait âgé, mais encore alerte. Son maquillage important devait aussi le rajeunir. De sa coiffe aux formes étranges, de fines bandes de tulle descendaient dans son dos, se fondant aux tissus de ses habits et de sa cape qui resurgissait au gré de son assise. Une canne de très noble facture lui servait à mieux se caler dans son fauteuil. Il soutint le regard de Mevis jusqu’à ce que celui-ci le reconnut enfin. Oui ! Il ne l’avait jamais rencontré, mais il étaitsur les portraits ! Sarnath le 238e du nom ? Non ! Trois portraits à gauche ! Le père d’Orgame ! Timo Ladek ! Timo Ladek… Que pouvait-il bien faire ici ? Avec Ariedès Sandovale ?

- Bonjour jeune homme , …

Mevis s’inclina et saisit l’instant de silence du vieil homme pour parler :

- L’honneur est pour moi, votre excellence Timo Ladek.

- Voyez-vous ça, Ariedès, il me reconnaît, en plus !

Ariedès Sandovale qui n’avait pas encore prononcé un mot se contenta de féliciter son protégé du regard.

- Asseyons-nous, dit enfin Maître Sandovale, invitant Mevis à faire de même :

- Bien. Mevis, comme vous pouvez le voir, et comme vous le comprenez déjà, cette réunion n’a jamais existé,et vous ne prononcerez plus jamais le nom de notre hôte ni ici, ni en public.

- Bien sûr, Maître.

Ariedès Sandovale tendit à Mevis une panière avec des petits pains aux fruits tous chauds. Mevis fut tellement surpris de voir son maître le servir qu’il en oublia la bienséance et se saisit d’une brioche au fumet délicieux. Quant à lui, Timo Ladek eut un geste de dénégation. Son excellence Ladek posa les talons fermement au sol, les deux mains appuyées sur sa canne, le corps tendu signifiant que le temps des friandises était révolu :

- Cher Mevis Ardil. Vous pensez bien que si j’ai pris la peine de me déplacer de mon palais, ce n’est pas vraiment pour m’entretenir avecvousde la légitimité de l’utilisation du granit dans le Gaïl-Anthyr.

Tiens, son fils abusait du même style de métaphores. Contrairement à ce dernier, le père savait parler. Cela rassura grandement Mevis.

- Et dans la famille Sarnath, nous aimons être concis.

- Je vous en prie, soyez direct, votre excellence.

- Vous allez tuer mon fils.

- Pardon ? …

- Taisez-vous, Mevis, dit sèchement Sandovale.

Son excellence Ladek reprit :

- Vous n’avez pas à en connaître les raisons, mais sachez que mon fils est vraiment une fin de race, un incapable, et un traître. J’ai besoin qu’il meure.

- Sauf votre respect, il est de notoriété publique que les Tyrans de Sarnath se débrouillent très bien tous seuls pour régler ce genre d’inconvénients…

- Oui, oui, bien sûr. Cela va sans dire. Mais ma position est un peu compliquée. Vous n’êtes pas sans savoir que je suis le grand frère de Lekante Ladek ?

- Certes, votre excellence, mais ma connaissance de vos excellences tyranniquesm’est plutôt inconnue…

- Lekante doit avoir vingt-cinq ans, pas plus, et il est tellement brillant. Et si influant auprès de notre sérénissime Sarnath 238e du nom. Lekante est dans tous les rouages financiers de notre Caste. C’est lui qui organise, ordonne, ventile au grée de Notre Grandeur.

Mevis fit un calcul rapide, plus de quatre décennies séparaient les deux frères, il ne connaissait pas suffisamment la dynastie pour comprendre leur arbre généalogique :

- Voilà qui est bien belle chose !

- J’entends bien, mais justement : Les performances politiques de Lekante peuvent s’avérer être une vraieplaie. Tous les très proches de ce cercle de pouvoir sont auscultés, suivis, scrutés, analysés. Vous faites un banquet, tout est passé à la Question. Alors imaginez qu’un assassinat surgisse aussi proche de Notre Sérénissime ! Impensable ! Comme la crainte entoure chacun de nous au sein de lafamille, chaque décès est perçu comme une attaque indirecte sur notre propre personne, et faitredoubler les investigations en cas de mort tragique.

- Je vois un peu mieux ce qui vous préoccupe. Il n’empêche, je ne vois pas bien en quoi je peux vous aider, je suis architecte !

- Et bien justement ! Vous êtes tellement loin de ce que l’on attend d’un… comment dire… exécuteur, par exemple ? Leterme vous conviendrait-il ? Que personne ne se douteraque cela vienne de vous !

- Mais…

Maître Sandovale leva une main sentencieuse et fit taire instantanément Mevis qui n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles. Timo Ladek se leva :

- L’affaire est entendue,donc ! Il serra la main de Sandovale : vous présenterez mes hommages à votre compagne, cher Ariedès.

Happant presque la main de Mevis, Timo Ladek la secoua solennellement des deux mains.

- Vous êtes un jeune homme intelligent, vous irez loin ! Ariedès va vous expliquer les détails !

Et le vieil homme disparut avant que Mevis ne recouvre ses esprits.

Ariedès tapota l’épaule de Mevis qui regardait dans le vide, droit devant lui :

- Vous ne m’avez défendu à aucun moment ! Comment croyez-vous que je vais froidement supprimer une vie ?

- Allons, Mevis, L’affaire est d’importance. Capitale, même. Tu dois m’écouter.

Mevis vivait un vrai cauchemar. Son Maître letutoyait, maintenant ! Il était devenu un objet ! Un pion ! Tout le monde s’était arrangé pour l’utiliser sans lui en parler au préalable.

- Mevis, on sait tous très bien que tu es incapable de tuer quelqu’un de sang froid. Et ce n’est pas ce que l’on te demande.

- Alors quoi ?

- Tu vas préparer la disparition de Orgame Ladek. Cette commande, son palais là…

- Oui, et bien ?

- Tu dois faire en sorte que son palais s’effondre sur lui.

- J’ai dû mal entendre, ou…

- Ce sera un accident, un triste accident. Une erreur architecturale. J’ai parcouru toutesles notes que tu m’avais envoyées au préalable. Il y a mille raisons pour que ce bâtiment ne tienne jamais debout, sinon grâce à toi seul. J’aurais presque envie de te dire : pourquoi mettre Mevis dans la confidence ? de toute façon, ça s’effondrera !

Maître Sandovale riait, il expurgeait sa nervosité comme il pouvait. Mevis regardait cet homme comme un étranger. Lui, l’architecte si brillant, lui demandait de détruire un bâtiment en échange d’arrangements obscurs. De mal construire ce que lui-seul ou son maître étaient capables de réaliser. Drôle de paradoxe, mais sa situation n’avait rien d’amusant.

- Il vous est venu à l’idée que si je faisais ce que vous dites, ma carrière serait réduite à néant ? Vousimaginez, devenir Maître Architecteen tuant soncommanditaire ? (il avait presque enviede rajouter : je couche déjà avec sa femme !)

- Allons, Mevis, tu penses bien que j’y avais songé ! Il faut juste dans un premier temps que cet accident architectural passe pour une malfaçon, afin que les Tyrans de Sarnath portent leurs regards sur nous afin de faire oublier leur propre famille. Ensuite, nous aurons tout le temps de contredire ce qu’argueront nos détracteurs. À partir de là, tu seras sous la protection et l’ordination des Maîtres Architectes dont tu seras devenu automatiquement membre supérieur, je m’en porte garant. Et au pire, j’ai envie de dire, on pourrait les menacer d’arrêter de construire leurs affreux palais aux goûts obscènes !

- Ça ne change rien ! Ma carrièreserait fichue! Et puis je ne veux pas le faire ! J’y tiens, à ce projet ! À sa bonne façon !

Sandovale toujours debout se mit face à Mevis, plaqua ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil. Il vit Sandovale se pencher sur lui, le visage inquiétant, menaçant :

- Je ne t’ai pas demandé si tu voulais le faire, tu dois le faire. Crois-tu que tout ce que nous imaginons ne soit que pure architecture ? Des pierres dressées par la noblesse de nos cerveaux ? T’es-tu déjà demandé combien de sang était répandu pour chaque colonne érigée ? Ah non ! Bien sûr que non ! Et combien de pauvres ères, de paysans, de manœuvres seront maltraités pour que Orgame Ladek puisse nous payer jusqu’au dernier tallec ? Combien d’ouvriers vont mourir sur ton chantier? Allons! Cessons cette mascarade, Mevis ! Réfléchis froidement, situ veux devenir Maître Architecte : ton travail est parfait, comme toujours. Établis les derniers plans, eux, ils seront irréfutables, ils seront ta garantie. Ils pourront être présentés à toute instance, à tout moment, pour montrer l’excellence et la probité de ton travail. Ce projet est démesuré, tout le monde fera un raccourci entre l’extravagance de la demande de Orgame et la perfection de ta réalisation. Le monde entier condamnera moralement Orgame pour sa démesure ! Pas toi ! De surcroît, tu n’as pas le titre de Maître Architecte. Tu n’as aucun pouvoir direct de dissuasion à son encontre, encore moins de refuser la chose. Ce qui se justifie dans ta position ne pourrait pas se passer aussi aisément dans mon cas. Alors pense à la façon dont ce sera perçu vu de l’extérieur :« Ah oui, l’architecte qui n’a rien refusé à Orgame ? Orgame est bien fou de lui avoir fait confiance jusqu’aubout, il n’était même pas Maître Architecte ! Orgame a mis toutesles chances de son côté pour que ça s’effondre sur lui ! ». Et pour renforcer le réalisme de tout ça, il faudrait que cela se passe pendant la construction. Pas après, on y verrait une machination. Alors attention, je ne veux pas entendre parler d’un moellon tombé d’un échafaudage, il faut une vraie mise en scène ! Et si l’accident avait lieu après, ça laisserait planer plus le doute sur des raisons internes aux familles Sarnath.

- Peut-être, mais pendant les travaux, cela veut dire qu’il risque d’y avoir plusieurs morts, autres qu’ Orgame, dans votre logique de « crédibilité ».

- Hum. Tu as raison. Trouve un moyen pour que des Maîtres n’y passent pas. Donc je préconisais : …

Le monologue de Maître Sandovale se poursuivit bien trop longtemps au goût de Mevis. Il se laissait submerger par ce tombereau de paroles dans un état proche de la catatonie. Calé dans son fauteuil. Survivre. Bien rester calé dans son fauteuil. Survivre et arrêter de penser. Il n’y arrivait pas… Alors il pensa à la poitrine de Peria pour s’extraire de ce cauchemar.


*



Mevis repartit d’Okman-Ptaahl le soir venu. Il ne prit même pas la peine de passer chez lui, il n’en avait aucune envie, sinon de fuir. Il fit défiler sa journée dans la tête, qui s’était au demeurant mieux déroulée que prévu dans la longueur. Il avait dû boire encore un moment les parole de Maître Sandovale,… non. Il ne l’appellerai plus Maître. Ariedès Sandovale l’avait obligé à exécuter lamission. C’était sa survie contre la vie de Orgame, car maintenant, il ne se faisait aucune illusion sur son sort s’il échouait. Donc oui, il avait accepté, d’abord du bout des lèvres. Il se sentait lâche, il avait même promis d’envoyer les détails du sabotage du bâtiment. Sandovale l’avait invectivé. Aucune trace de ces discussions ne devait physiquement exister. Bien. Il agirait dans l’ombre.

L’ironie de l’histoire, c’est que comme il devait accomplir sa mission à la perfection, Sandovale lui ouvrit grand les caisses du trésor, des budgets illimités, et des effectifs démesurés. Mevis obtenait ce qu’aucun autre Maître Bâtisseur aurait pu obtenir en venant quémander des fonds au fief d’Okman-Ptaahl. Donc son après-midi fut dense. Il rencontra tous ceux qui devraient le rejoindre au plus vite. Il fut comblé d’apprendre qu’il dirigerait unMaître Verrier déjà accompli. Un homme bien plus capé. À lui d’être humble et diplomate. Il aurait sous ses ordres une petite armée, avec ses généraux et tout l’équipement nécessaire, de la cantine aux magasins. Orgame faisait bâtir dans un endroit tellement reclus que les premiers cycles seraient consacrés à construire les infrastructures nécessaires au chantier. Une fonderie, une carrière, des ateliers pour le bois et le verre, et des hangars, plein de hangars. Il garderait la direction des opérations depuis la ferme fortifiée, soncynisme et ses appétits sexuels le poussant à garder Peria près de lui. Son cynisme ? Peut-être pas. Le seul moyen pour lui de trouver du plaisir dans cette prison cérébrale. Les rouages se mettaient lentement en place, il avait le voyage retour pour parfaire son plan de bataille.


*


Après une nuit de luxure jamais égalée, dès son deuxième jour de retour, Mevis se rendit au déjeuner d’Orgame. Mevis n’était pas assis que déjà le Tyran l’invectivait :

- Alors ? On se dirige toujours vers des colonnes en platine ? Lança Orgame sans lever le nez de son assiette. J’ai reçu par missive le coût des travaux, vous êtes vraiment des escrocs, les Maîtres Bâtisseurs !

- Oui, en platine, mais avec un plaquage à l’or fin rehaussé de diamants.

Orgame eut un temps d’arrêt, il ne s’attendait pas à un trait d’humour et encore moins à autant d’assurance venant de Mevis.

- Bonne répartie, jeune homme. Tu commences à me plaire.

Orgame eut un large sourire. Mevis était satisfait en son for intérieur, même s’il ne supportait toujours pas d’être tutoyé comme un vulgaire laquais. Laquais qui faisait jouir sa femme. Ainsi Mevis sourit en retour, mais pas pour la même raison.

- Bref, votre excellence, nousallons pouvoir commencer le bâti en lui-même. Il me faudrait votre validation pour tous les plans et agencements. À ce stade du travail, tout retour sera douloureux en temps et en tallec.

- Je sais bien. On a déjà tout vu, non ?

- Presque, presque. J’ai une surprise pour vous, en fait.

- Je déteste les surprises. Surtout venant d’un étranger.

- N’ayez crainte.

En parlant, Mevis leva la tête et croisa leportrait de Timo, le père d’Orgame, dont son regard ne pouvait plus s’extraire.

- Passez quand vous le désirerez à ma table à dessin.

- Et bien tout de suite, je déteste les surprises, comme je t’ai déjà dit. Il a quoi qui ne te revient pas, mon père ?

Cette dernière remarque fit sortir Mevis de son manque d’attention. Il fixa Orgame calmement :

- Pour être franc, je ne sais pas. Comme vous, il semblerait qu’il gagnât a être connu.


*


Mevis s’agitait de toute partalors qu’Orgame était assis sur sonlit. Mevis étalait sur la table, le lit, le sol, tout ce qu’il pouvait montrer au Tyran.Mevis faisait de grands gestes, reliait les dessins avec des mouvements hypnotiques, parfois de simples gestes des mains ou de grands moulinets dans l’air. Pour l’heure, Mevis semblait convainquant. Quand l’éternelle phrase sans appel d’Orgame sortit enfin :

- Et combien ça va me coûter ?

- Rien ! Absolument rien de plus ! Nous avons suffisamment bataillé ensemble, votre excellence, les Maîtres Bâtisseurs vous doivent bien cela !

Orgame, renfrogné, était agité par de sombres pensées.

- Hum. On n’est jamais gentil pour rien. Surtout avec moi. Tu me caches un truc, l’emplumé.

- Votre excellence, je vais de nouveau être franc avec vous. Vous avez été pour le moins infect avec moi, vous me parlez avec une absence totale de respect, vos idées sont à l’opposé de ce que peut prétendre construire tout bon Maître Bâtisseur que je ne suis pas encore, certes, mais en devenir. En tant que Maître Fragmentaire, j’ai déjà une bonne idée de ce qu’est un bon bâtiment…

Mevis vit Orgame devenir écarlate, prêt à se jeter sur lui pour l’étrangler. Mevis prit peur en se disant qu’Orgame avait dû fatalement venir avec une arme, et que pour l’heure, ils étaient seuls dans la chambre. Mevis comprit qu’à cet instant de la discussion, il n’avait pas ledroit à l’erreur. Il leva une main d’apaisement tout en le fixant bien droit dans les yeux :

- Mais je vous respecte. Profondément -sa main joignit son cœur- . Beaucoup plus que beaucoup de gens vous côtoyant rencontrés ici-même tout au long de ces derniers cycles. Je sais que nos deux cultures de Castes sont éloignées, et c’est là que se situe notre vraie différence. Mais dans le fond, vous êtes bienveillant comme moi j’essaie de l’être à votre égard. Voilà. J’ai essayé d’être honnête avec vous, je me suis ouvert, et je sais qu’en cet instant, seuls dans cette chambre, vous pourriez me broyer la gorge. Il n’empêche, je tiens beaucoup à faire réaliser ces somptueux bas-reliefs dans la salle principale, ils sont en grand nombre, mais le résultat fera quel’on ne vous en respectera que plus si votre palais rayonne d’autant d’œuvres d’art.

Orgame n’avait peut-être pas tout compris, mais son instinct de Tyran de Sarnath lui disait que ce petit jeune avait décidément du culot, mêmesi construire des bâtiments somptueux était vraiment une préoccupation de petit bourgeois excité.


*


Cette nuit, Mevis avait envie d’être sale.

Il sentait le corps chaud de Peria se frotter contre lui, faire crisser les draps en la caressant, prendre à pleine main sa peau et masser les muscles en rondeur,rouleret sentir les os sous sa paume,alors ils fusionnèrent avec frénésie. Mevis eut le soupçon d’une crainte en pensant à Orgame. Le frisson lui donna encore plus d’énergie et il redoubla de vigueur, surprenant Peria qui se laissa submerger. Mevis se sentit puissant. Il dominait tout. Il canalisait tout. Enfin presque tout. Excepté Peria. Elle le hantait, le possédait.


*


Le chantier n’était qu’à quelques thalers de la ferme fortifiée. La vie au quotidien avait bien changé pour tous. Orgame, depuis sa discussion tendue avec Mevis, avait changé de comportement. Chez les Tyrans de Sarnath, d’habitude assez distants avec le monde et centrés sur leurs affaires, Orgame faisait mentir l’adage qui disait que perdre son temps, c’était perdre des tallecs. On le vit inviter sans cesse du monde, organiser des soirées, faire visiter son futur palais, taper dans le dos de Mevis. Pour Peria, c’était plus compliqué. Son mari étant présent presque tout le temps, elle devait redoubler de vigilance et faire une pause dans les longues nuits hors de la chambre conjugale. De plus, les réceptions sans fin raccourcissaient les nuits, et dans le peu de temps qu’il restait, Orgame se faisait fort de l’honorer après absorption de vins, liqueurs, et autres substances euphorisantes. C’était donc la journée qu’Orgame se déplaçait le plus. Alors Peria et Mevis se retrouvaient à mi-chemin entre la ferme et le chantier. Ils testèrent ainsi les tapis de feuille, la neige, ou à califourchon dans la rivière, excités par les ondes de l’eau glissant le long de leurs interstices.

La vie de Mevis avait aussi bien changé. Ses nuits en solitaire le hantait tellement qu’il calma ses ardeurs en dessinant et re-dessinant ses bas-reliefs, ajoutant toujours plus de détails, de complexité dans les profondeurs et les imbrications. Ses bas-reliefs seraient son chef d’œuvre. Par ailleurs, entre deux nuits fort courtes, sa charge de maître d’ouvragel’obligeait à redoubler d’intelligence et de perspicacité face à tous les écueils de la construction en dur. Sa jeunesse et son audace le sauvèrent. Il fit planter une petite forêt de troncs à la verticale dans la boue pour solidifier l’assise. Cette étape ne fut pas suffisante, et il dut inventer un système pour planter des tiges de bois baignées de sève durcissante en faisceau reliées à des Angles Maîtres en surface afin de créer des points d’accroche durs sur une structure mouvante. Sur ces points futbâtie une assise mobile à moinsd’un bras de distancedu sol. Sa construction flotterait dans l’air, même si personne ne le remarquerait une fois le bâtiment achevé.

Le rez-de-chaussée créait d’autres embûches. Orgame ne voulait que des piliers de verre pour soutenir des étages de tours en calcaire, matériau plus léger que du granit, mais en pierre tout de même. C’est là que Mevis frôla le génie. Il conçut une structure de bois qui devait servir d’étais avant que le verre n’ait à supporter tout le poids de la bâtisse. Cette structure était une véritable mécanique indépendante de la construction. Les pans de bois qui faisaient office d’étais dans les premiers temps se rétracteraient vers le haut une fois les piliers agencés pour servir d’assises au mobilier des étages supérieurs lors des finitions. Quant aux structures de bois qui resteraient présentes dans la grande salle, ce seraient celles-là même qui accueilleraient les fameux bas-reliefs, et disparaitraient donc de la vue au profit des sculptures. Il fallait maintenant que le Maître Verrier fît des prouesses.

Mevis n’avait pas moins de cinq Maîtres sous sa direction, chacun déléguant à au moins deux contremaîtres, une bonne vingtaine d’apprentis, et autant de tâcherons. C’était sans compter la trentaine de carriers, les ébénistes, les forgerons, les bûcherons-charpentiers guidés à longueur de journée par un Maître des Nervures. Mevis utilisa même des céramistes pour spécifiquement créer des Angles Maîtres non pas en pierre comme à l’accoutumée, mais en terre cuite chauffée à des températures extrêmes. Tout était hors-norme pour ce chantier de près de trois cents personnes, car il fallait aussi gérer le logement et la nourriture. Orgame, spécialiste de ces questions, fit bâtir un véritable petit village à un thaler du palais. Il savait que réunir les familles et une organisation sociale aidait grandement à la réalisation de son projet. Alors il les choya, une fois n’est pas coutume.

Une centaine de personnes s’activaient toujours sur le chantier, sans compter les visites impromptues et accompagnées de’Orgame, qui rayonnait de bonheur à voir les pierres s’élever.

Les Maîtres Bâtisseurs surveillaient aussi le chantier. Fréquemment, Mevis fut prévenu au dernier moment de l’arrivée d’une délégation de sa Caste. Des Maîtres passaient, accompagnés d’élèves de l’Académie des Angles, dans de longues visites que Mevis devait commenter. Et il n’était pasdupe. Il savait bien qu’ Ariedès Sandovale envoyait des intrigants pour le surveiller, et comprendre son plan. Mais Mevis se délectait. Plus il entrait dans la complexité de ses exposés, plus il savait que son ancien Maître n’y entendrait rien au retour de ses étudiants. Un jour ou l’autre, ce dernier devrait se déplacer pour comprendre.


Ce matin-là, Mevis s’épuisait à trouver une solution pour ne pas surcharger les palans sous la pluie et dégager des blocs de pierre taillée à l’étage. Le menuisier, accompagné de deux apprentis, tentait de vendre l’idée à Mevis qu’il lui faudrait trois jours supplémentaires afin de dresser des toits autour des structures de levage et sécuriser la zone. Mevis n’en avait que faire et ne lui en accorda que deux, bien plus préoccupé par le va-et-vient incessant desouvriers sur le chantier. Au milieu de ces derniers, quelle ne fut pas sa surprise de voir Timo Ladek, cette silhouette si particulière d’ homme âgé aux accents durs, aux toilettes riches et délicates, plié sur sa canne, les chausses dégoulinant d’eau sur le sol du palais en devenir. Mevis fit comme s’il ne le connaissait pas, bien évidemment, et se dirigea vers lui le regard circonspect. Timo, quant à lui, ne semblait pas heureux d’être là. En tout état de cause, il ne faisait rien pour le cacher.

- Je suis le seigneur Ladek, fit-il d’un ton sec. Je veux voir dans quoi mon fils dépense tant de tallecs.

Inclinant la tête, le sourire forcé, Mevis invita l’hommeà la canne à le suivre dans sa visite des lieux. Levieux Timo se montrait aussi abrupte que le fils. Ils choisirent prestement un endroit isolé des ouvriers pour converser plus librement, à voix basse.

- Je vois que mon crétin de fils est toujours en vie ? Vous attendez quoi ?

- Je… Votre excellence, tout se passe comme prévu, laissez-moi le temps de réaliser ce qui doit être…

- C’est à moi d’en juger, pas à un petit architecte sans envergure, fit le vieil homme regardant ce qui l’entourait avec mépris. Puis, s’arrêtant : Que vous a dit Sandovale ?

- Rien de plus, il suit cela de loin…

Timo souffla en haussant les épaules. Au même moment, derrière le vieux Tyran, Mevis vit Peria qui le cherchait. Il lui arrivait de venir à l’improviste. Mevis n’aimait pas trop qu’elle puisse croiser le reste de la famille, mais en l’occurence, elle lui offrait une porte de sortie.

- Madame ? Quel plaisir de vous voiren ces lieux ! Il est à penser que les grands esprits se sont donnés rendez-vous dans ce palais !

Mevis montrait Timo qui se tournait lentement afin de voir sa bru. Le visage de Peria s’illumina :

- Mon oncle ? Quelle belle surprise !

- Votre oncle ? Je croyais…

Timo eut un geste d’impatience :

- Ma petite Peria, quand Orgame dépense des sommes faramineuses pour son palais, il a au moins la décence d’arrêter de vous fournir en toilettes dispendieuses.

Peria inclina la tête en approchant, arborant un sourire forcé de convenance :

- Je préfère que les apparats habillent cette demeure qui en a plus besoin que moi. Mon oncle ? Désireriez-vous prendre une collation au fort ? Notre architecte a besoin de toute son énergie pour nous contenter.

Timo suivit Peria nonsans lancer un regard lourd à Mevis.

- Dame Ladek ? S’empressa soudain ce dernier. Je désirais montrer une dernière chose à notre hôte, si vous me le permettez !

Peria eut un moment d’arrêt, puis fit un mouvement pour indiquer à Mevis que Timo était tout à sa disposition. Intrigué, ce dernier suivit Mevis dans une autre salle, feignant d’écouter les descriptions volontairement compliquées de l’architecte. Enfin seuls, Mevis se pencha vers le Tyran :

- Je ne vous demande qu’une chose, et votre souhait s’accomplira. La veille au soir de l’inauguration du bâtiment, je veux que vous obligiez votre fils à rester en réunion plénière avec vous, quoi qu’il veuille faire. Etje ne serai pas là.

- On avait dit qu’il devait disparaître avant l’inauguration !

- Et ce sera fait. Puis-je compter sur vous ?

Timo, incrédule, scrutait l’architecte.

- Bien. Mais écoute encore ceci : ton plan a sacrément intérêt à être parfait, car au moindre faux pas, c’est ta tête, qui va orner les fresques.

Mevis eut comme un vague-à-l’âme en entendant Timo proférer ses menaces. Toujours le même mode d’intimidation, le tutoiement, la violence… Tous des rustres.


*


La construction atteignait sa phase de roulement. La grande mécanique s’emboîtait, Mevis pouvait s’occuper pleinement de son plan.

En cette belle soirée sèche sous le signe de Olüg, le tellème consumait ses gaz bleus dans le ciel chargé d’étoiles. Les nuits de Olüg conférait à la voûte céleste une couleur particulière, une température singulière, pourrait-on dire. Mevis contemplait les reflets dansants surles feuilles des arbres, un peu à l’écart du palais en construction. Seul, il méditait, attendait son rendez-vous. Puis, sur le chemin qui venait de la forêt, le bruit d’une calèche à vive allure se fit entendre, brisant l’harmonie des sons nocturnes. Au sortir des bois, quand le convoi arriva à l’approche de Mevis, l’intensité des lampes à huile qui servaient à guider le cocher diminua. Mevis se positionna à quelques pas de la porte de cette voiture sans signe distinctif, bien que richement décorée. Le cocher, dans son long manteau sombre resta mutique, le visage tourné vers ses chevaux qui semblaient calmes mais déjà bien sollicités par u long parcours.

Puis descendit la femme de Mevis, habillée des atours du Grand Orvale, somptueuse, grâcieuse. Mevis fut frappé par la qualité des fragrances qui s’échappèrent de l’habitacle à l’ouverture de la porte. Puis une forme bougea à l’intérieur. Mevis distingua une tête, entourée de gaz contaminant les cheveux, mais aussi le corps. Quand l’être sortit, Mevis aurait été incapable de diresi il était habillé ou nu. Même sa tête ne répondait pas aux critères habituels de la perception. On avait le sentiment de voir une créature à plusieurs instants mélangés, avec une partie plus concrète, et des bribes de mouvements à moitié dématérialisés. Quand la créature, cet homme, posa le pied au sol, l’incidence de son corps au contact des brins d’herbe ne se fit pas au même instant. Mevis avait en face de lui un Ecoptène, l’un des aboutissements du Grand Orvale. Une branche obscure où le travail de tout ce qui est gazeux est une fin en soi. Le Grand Orvale s’était fait une spécialité du luxe, des bijoux en passant par les vêtements, les ustensiles, toute décoration d’apparat, mais surtout lesparfums, le travail des essences, tout ce qui a rapport de près ou de loin à la transmutation, aux passages des états liquides et gazeux. Pour les Ecoptènes, changer l‘état de la matière, de sa propre matière, faire de lavapeur la transformation ultime est une excellence, mais un étatoù même le cerveau se commue, un étatdangereux où la folie est le seul aboutissement par trop d’instabilité. Tous craignent les Ecoptènes, quand on les rencontre. À commencer par le Grand Orvale, qui sait qu’il existe deux moyens de se transformer en Ecoptène : soit volontairement, et c’est le résultat de laborieuses et longues recherches imprévisibles. Soit par accident, quand l’alchimie des pouvoirs gazeux devient trop puissante. Et dans cette deuxième occurence, les Ecoptènes sont totalement incontrôlables parce qu’ils subissent leur état.

Mevisavait en face de lui sa femme et l’être vaporeux, avec Olüg qui brillait derrière lui, comme pour rappeler que ces deux choses, ces deux états étaient indissociables. L’Ecoptène avait choisi la date précise de son arrivée, Mevis comprenait maintenant pourquoi.Il s’adressad’abord à sa femme :

- Merci à toi d’avoir répondu à ma demande. Si ce n’était pas vital, tu sais que je ne t’aurais jamais demandé un service pareil ( par service, il entendait l’Ecoptène).

- Nos histoires de Castes sont bien supérieures à la médiocrité de nos vies. Ça ne te dégrève pas de dire au revoir avant de partir d’Okman-Ptaahl.

L’Ecoptène fit un pas brumeux en avant pour couper court à ces chaleureusesretrouvailles :

- Nous avons répondu à votre demande, encore faut-il que vous honoriez votre part du contrat.

Mevis se déplaça vers un coin sombre près des marches du palais et sortit non-pas une cassette, mais un coffre d’une lourdeur impressionnante. Il le traina jusqu’aux deux éminences du Grand Orvale et l’ouvrit. Il y avait là plusieurs milliers de tallecs, et des pierres, brutes et fort rares. Les Maîtres Bâtisseurs avaient dû dépêcher un fourgon spécial par le truchement d’une banque du Merkal du tallec. Cela représentait une vraie fortune. L’Ecoptène saisit les pierres, et les observa le regard fou, la pupille dansant entre deux matérialisations incertaines.

- Nous sommes d’accord.

Etl’Ecoptène tendit la main à Mevis avec un sourire carnassier. Mevis vit que sa femmefut surprise de cet agissement de l’être brumeux, ce qui le plongea un peu plus dans la confusion. Il tremblait légèrement, de la sueur lui perlait d’un peu partout. Cette créature dégageait quelque chose de repoussant. Contre son gré, il se força à tendre la main que l’Ecoptène saisit de façon tout ce qu’il y avait de plus solide, et appuya fortement la poignée de main. Mevis baissa les yeux en direction de leur contact, et vit de fines lames ou tiges de métal sortir de l’avant-bras de la créature de gaz, se déployant en direction de son propre avant-bras. Aucune des tiges ne toucha sa peau, mais les têtes de métal s’arrêtèrent sur les gouttes perlées de sueurs glissant sur sa peau, pour les aspirer dans un léger dégagement gazeux. Très vite, les tiges se rétractèrent, et l’Ecoptène desserra son emprise.

- J’ai mes gages, maintenant, dit-il de façon désinvolte.Vous me lesmontrez, ces miroirs ?

Ils entrèrent dans le palais, Mevis mal-aisé, sa femme circonspecte, et l’Ecoptène bombant un torse vaporeux.


Au cœur de la nuit, Après un long moment passé à l’intérieur du palais, Mevis les raccompagna à leur calèche. Le cocher n’avait pas bougé d’un cheveu. Pourtant, le coffre avait bien été chargé. L’Ecoptène semblait fatigué, son irradiance naturelle pâlissant. Il s’engouffra dans la calèche sans même saluer.

Mevis fit un pas de côté pour laisser monter sa femme :

- Je te remercie. Aucune de nos Castes respectives ne doivent savoir que nous nous sommes vus. J’ai une dette envers toi, maintenant.

Elle n’eut le temps de répondre que l’Ecoptène répondit du fond de l’habitacle :

- Non, tu n’as plus de dette envers elle, je m’en suis chargé. Par contre, tu auras une dette envers moi, sache-le. Mais vis ta vie, petit architecte. Je n’aurai sans doute jamais besoin de tes services.

Mevis vit sa femme monter et disparaître, la porte se fermer, les roues se débloquer. Les chevaux entamèrent un long virage puis repassèrent devant Mevis, songeur, qui, voyant une dernière fois pour longtemps sa femme, sans doute, ne cessait de se répéter dansla tête cettephrase éthérée de l’Ecoptène :

- Non, tu n’as plus de dette envers elle, je m’en suis chargé…

Qu’entendait-il par là ?

La calèche était déjà loin.


*


Après Olüg vint Maurabis, le tellème de la stabilité retrouvée. Mevis avait toujours eu beaucoup d’empathie pour ce tellème. Il se sentait profondément équilibré, en ce cycle de finitions. Chaque fois qu’il apercevait le cube dans le ciel, une onde de quiétude le traversait. Il lui fallait bien cela pour continuer son entreprise. Il attendit que Orgame Ladek vint faire ses petites visites ostentatoires pour le solliciter :

- Votre grandeur ? Êtes-vous disposé ?

Dans la cohue des travaux et les visiteurs impromptus, Orgame regarda Mevis avec interrogation :

- Et bien, nous nousvoyons, non ? Qu’avez-vous encore ?

- C’est seul, que je désirerais vous voir.

- Sortons ! Lança Orgame tout sourire. Son comportement avait profondément changé vis-à-vis de Mevis. Il se montrait complice, maintenant.

- Sauf votre respect, c’est dedans, que j’aimerais que noussoyons seuls.

Mevis l’avait dit sur un ton qui surprit Orgame qui prit un instant pour se ressaisir. Le Tyran congédia tout le monde sur le champ. Après un bref moment de cohue et que tout le monde fût dehors, le silence emplit les lieux.

- Alors, Mevis, de quelles cachotteries veux-tu m’entretenir ?

Le tutoiement faisait partie dela complicité, dorénavant.

- J’ai une surprise…

- Ah non ! Je lesentais !Le Tyran reprit son visage des mauvais jours.

Mevis, courbant l’échine, le suppliait des mains. Orgame leva les yeux au plafond, et après un bref silence, il invita l’architecte à poursuivre :

- Voyez ces piliers, votre grandeur !

- Et bien quoi ? Je les connais, c’est moi qui les ai pensés !

- Oui, bien sûr ! Mais dans cette forêt de piliers de verre, un plus particulièrement doit attirer votre attention.

- Celui du centre, je présume ?

- Vous présumez bien.

Ils se dirigeaient au milieu de la salle.

- Voyez, votre grandeur. On peut entrer, dans ce pilier.

Mevis tendit une clef en verre, d’une fragilité et d’une finesse déconcertante.

- Que veux-tu faire, dans ce pilier ?

- J’ai pensé dans un premier temps que cet emplacement était l’endroit idéal pour enfermer l’un de vos ennemis. De l’intérieur, le verre est incassable. Vous pourriez le voir, il pourrait vous voir, et vous en feriez ce que vous voulez. Et c’est hermétique, aucune odeur ne filtre.On pourrait y mourir que personne ne le sentirait.

- Ingénieux, mais ton idée auraitété bonne si tous les piliers étaient équipés. Comme si je pouvais n’avoir qu’un ennemi !Tu essaies encore de me vendre quelque chose ?

- Que nenni ! Il y a mieux. Ouvrez ce pilier et entrez.

- Aaah, ha ha, tu me connais mal, l’emplumé ! Tu veux m’enfermer ? Que me réserves-tu ?

- Votre grandeur, voyez : il n’existe qu’une clef, pour des serrures en verre. Elles sont soufflées à la création du pilier, c’est une contre-forme, il ne peut en exister qu’une. Et de toute façon, la porte de verre du pilier doit rester ouverte pour que je vous explique la teneur véritablede lasurprise que vous supposez détester tant.

Orgame ne savait trop comment agir. Alors Mevis lui reprit la clef de verre, l’introduisit délicatement dans la serrure, provoquant un son cristallin en la tournant. Il ouvrit le pan de pilier, porte transparente aux multiples galbes. Le Tyran comprit que le verre était monté avec des charnières ! Tout était tellement délicat qu’il fallait savoir pour voir. Mevis entra dans un espace ne pouvant accueillir qu’une seule personne. Rien ne se passa, évidemment.

- Vous voyez ? Gardez la clef, bloquez la porte avec le pied si vous le souhaitez. Mais laissez-moi sortir, entrez-y, et je pourrai vous expliquer !

Précautionneusement, Orgame détaillait tous les gestes de Mevis, commeun enfant qui cherche à déflorer un tour de passe-passe. Orgame était à l’intérieur, le pied en entrave à l’extérieur, et une main proche de son pourpoint. Il devait y cacher une dague.

- Arrêtez de me fixer, et observez, seigneur Ladek. Dans les bulles et les bulbes de verre qui vous entourent, vous verrez des images, des réflexions se former.

D’abord circonspect, Orgame laissa glisser ses yeux le long du verre, et perçut distinctement des images à partir du moment où son regard insistait sur des points bien précis du silice. Partout à l’intérieur du pilier se reflétaient tous les recoins de la bâtisse. Pas une salle ne manquait. Là, il voyaitles cuisines, là le réfectoire, une chambre, puis une autre, sa chambre, du moins fallait-il que les portes soient ouvertes, tout de même…

- Par quelle magie…

Disant ces mots, le sang d’Orgame ne fit qu’un tour lorsqu’il vit le maître charpentier passer dans un reflet à l’étage. Puis là il vit d’autres ouvriers porter des tapisseries un peu plus loin… Mevis, qui savait bien ce qu’Orgame voyait, continuait d’expliquer.

- Oh non, aucune magie, votre grandeur, ce ne sont que de subtils jeux de miroirs qui permettent de centraliser toutes les réflexions dans ce pilier ! Vous pouvez tout observer sans que personne ne sache qu’il est vu ! Un poste d’observationdont vous seul avez la clef !

Orgame n’y comprenait rien. Il voyait des travailleurs partout dans sa maison, quand il vit passer le reflet de Mevis lui-même, dans les habits de la veille, donnant des ordres de-ci, de-là. Orgame blêmit.

- Et le reflet met combien de temps pour parvenir au pilier ?

Mevis feignit la surprise :

- Je ne comprends pas bien votre question ? Et bien comme dans un miroir ! C’est instantané !

- Entre ! Entre, je te dis !

Orgame s’extrait du cylindre de verre pour y pousser Mevis. Pointant du doigt un reflet de l’étage supérieur, Orgamelui ordonna :

- Dis-moi ce que tu vois ici !

- Euh… l’entre-chambre qui mène à la tour ovale ! Omettant évidemment de parler des menuisiers qui travaillaient sur une guérite.

- Et rien d’autre ?

- Si…

- Ah ?…

- La petite table, là, on l’a finie hier, elle devrait vous plaire, on a…

- Rien d’autre ? Orgame s’énervait, maintenant.

- Non, non ! Mais enfin, que voulez-vous que j’y voie ?

- Laisse… Allez ! Sors de là !

Dès que Mevis bougea, Orgame ferma la paroi de verre, et tourna la clef, les yeux hagards.

- Permettez, votre grandeur, je me suis permis de faire fabriquer cette petite boîte pour protéger la clef.

Orgame la lui arracha des mains dans un sursaut de lucidité.

Il fitcongédier tout le monde pour la journée, restant seul dansla grande salle, regardant le pilier, en proie à une stupeur indicible.


*


Les jours qui suivirent furent mouvementés.

Orgame convoqua des spécialistes à la ferme fortifiée et partit courir les cités afin de s’informer du prodige qui habitait sa nouvelle demeure. Bien sûr, il ne divulguait jamais complètement le prodige. Se pouvait-il que le petit architecte ait occasionné par accident une découverte fondamentale ? Comment ? Toute interrogation était un danger potentiel. Et pourquoi lui-seul en était le spectateur ? Fallait-il le faire essayer à d’autres ? Surtout pas!

Il questionna d’abord ses contacts à la Diase de Derio. S’il y avait des spécialistes des problèmes de temps et d’espace, c’était bien chez eux qu’il fallait aller voir. D’eux, il n’obtint aucune certitude. Aux yeux de la Diase, il était fort peu probable de créer un enchantement d’une telle puissance, à moins que ce ne soit le travail obscur d’un membre du Mandiburu, ces fameux manipulateurs des rêves. C’était une piste… Mais dans tous les schémas d’explication, il était impossible que seule une personne puisse voir ce prodige. Il y avait donc une autre explication. Sûrement.

Tous les soirs, après les travaux, Orgame se rendait dans sa future nouvelle demeure pour comprendre et maîtriser le phénomène. Il s’enfermait dans le pilier, et observait, observait encore. Il avait toute la nuit pour voirles reflets de la veille. Au début, il ne saisissait pas le décalage temporel entre ce qui s’était passé et ce qu’il voyait. Il pensait qu’il percevait toutavec lamême différence de temps. Il n’en était rien. Il comprit que lespetits miroirs soufflés avaient été rajoutés le long de la structure du pilier, et étaient orientables. En lesbougeant, donc en fonction de l’incidence avec laquelle il regardait, c’était une temporalité différente qu’il voyait. Ainsi, il comprit qu’il pouvait observer une pièce, incliner le miroir pour avancer dans le temps, et percevoir en temps normal ce qu’il s’y était passé. Il maîtrisa bien vite l’outil, seuls quelques jours lui suffirent. Par curiosité, puis avec un réel intérêt, il commença à suivre les gens dans leur activité, les traquant de pièce en pièce. Puis il vit que certains travaillaient mal,il pistait les malfaçons. Ah, il voyait sa femme, aussi. Elle venait bien souvent… Et Mevis ? Ben oui, au fait! Et Mevis ! Orgame se fit fort de scruter quotidiennement les faits et gestes de son architecte. Ce qu’ilvoyait était trop beau pour être vrai. Un homme parfait, toujours au labeur, des pauses courtes, un futur grand maître d’ouvrage.… Tiens ? Encore Peria. Ah. Ils rigolent beaucoup, quand même. Elle lui attrape le bras. Soit. Ah ! Ces miroirs sont trop petits ! On saisit mal les expressions ! Alors ça c’est étrange… Mevis qui regarde le pilier. MON pilier. Il s’approche, regarde autour de lui… Il est seul… Il sort de petits outils… Il cherche à ouvrir la porte de verre ! Il a dû se douter de quelque chose, comprendre que je voyais quelque chose qu’il ne voyait pas, quand il m’a montré sa surprise ! Ah, je le savais ! Que veut-il faire ? Il essaie un long moment… Il s’échine… Aïe… Il vient de ripper sur le verre… Il regarde s’il n’a pas commis quelque chose d’irréparable. Non. Il abandonne, il est foude rage, il hurle en jetant les outils au travers de la pièce ! Ha, ha ! Il rebrousse chemin ! Etoui, petit architecte !Tu es un piètre cambrioleur ! Bon ! Fini pour ce soir !

Orgame, qui sortit de son pilier, observa l’endroit où Mevis s’était acharné avecses outils. Effectivement, de fines rayures couraient sur le verre. Il voyait bien la réalité dans les reflets. Par contre, il comprit qu’il était toujours spectateur de la veille. Quand en bougeant les réflecteurs au maximum, ce qu’il percevait se déroulait plutôt vers l’avant-veille ou le jour même, les gens pâlissaient, devenaient translucides, jusqu’à ne plus imprégner le reflet. La vision était toujours coincée dans le jour précédent. Pas d’autre moyen. Un temps incompressible subsistaitentre l’instant capté et la lecture du reflet.

Il fit aussi vérifier par ses contacts si des clefs fabriquées par des Maîtres verriers Bâtisseurs ou de tout autre Ordre ou Caste étaient immanquablement despièces uniques, non-duplicables, et qu’auquel cas, les serrures étaient inviolables. Alors non, elles ne l’étaient pas. Mais toute intrusion se verrait, et la serrure ne pourrait plus être fonctionnelle suite à un crochetage. Quel acte, et dans quelles extrémités se trouvait Mevis pour avoir voulu forcer la porte du pilier ? Quelle inconscience ?

Il chercha aussi à creuser la piste obscure du Mandiburu. Il en était moins sûr, comme il avait eu confirmation que ce qu’il voyait était bien la réalité et non un rêve, il y avait peu de chance que cet endroit soit baigné de la magie de ces créatures. Et réussir à questionner une seule de ces dernières lui prendrait des cycles et des cycles. Il manda quelques missives pour planifier quelques futures rencontres. Mais dans l’immédiat, c’était l’inauguration du bâtiment qui comptait le plus.

Avec les jours, Orgame dormait de moins en moins. Et ses nuits de surveillance l’avaient plongé dans une solitude et un état proche de la folie. Les yeux exorbités et rouges, il faisait peur, on l’évitait dans les couloirs. De plus, son état n’arrangeait pas son humeur légendaire. Et sa crainte de tout ce qui l’entourait grandissait avec la certitude d’être un homme unique et supérieur, capable de voir ce que personne ne pouvait même imaginer.


*


Mevis avait du mal à jouer la comédie. Il passait ses journées à être un bon soldat, et surtout à surveiller Peria pour qu’elle ne commette pas d’impair dans le palais. Il fallait éveiller les soupçons sans dévoiler la forfaiture. Il savait Peria discrète quand il le fallait, surtout depuis qu’elleavait compris que son mari passait beaucoup de temps dans son bâtiment en devenir. Et comme c’était surtout les nuits, elle en profita d’autant plus pour sauter sur Mevis à la ferme dès le coucher du soleil.

L’Ecoptène avait fait un travail formidable. Même Mevis ne pensait pas qu’il fût possible qu’une magie permette de capturer le temps dans des miroirs avec une telle précision.Et surtout sur autant de surfaces réfléchissantes ! Orgame n’était pas prêt d’être sur la bonne piste. Ou il le serait, mais trop tard. À quelques semaines de l’inauguration, Mevis devait lancer les dernières hostilités pour que son plan fonctionnât.




*


Orgame Ladek, qui ne se laissait même plus approcher par son barbier, avait à nouveau changé de comportement vis-à-vis de Mevis depuis qu’il l’avait vu essayer de crocheter lamentablement le pilier. Il l’évitait la plupart du temps, lui parlait abruptement. Orgame subodorait que sa femme n’était pas neutre, dans cette l’histoire… Une sorte d’instinct Sarnath. Ne jamais se laisser endormir par un ennemi potentiel, surtout parmi les plus proches. Et Orgame d’y revenir inlassablement : que voulait faire Mevis dans le pilier ? C’est lui qui l’a conçu, ce fichu bazar en verre, c’est lui qui a surveillé sa construction, c’est lui qui avait la clef avant de me la donner, que pouvait-il bien y avoir à ajouter ? Rajouter… ou enlever quelque chose de compromettant pour lui ! Mais oui ! Ce devait être ça ! Quel complot fomentait-il, et quelle piste avait-il laissée dans ce pilier ? Orgame Ladek partit au palais, congédia en cette fin de journée toute personne encore présente sur le chantier. Enfin seul, il se dirigea vers le pilier de verre, l’ouvrit, et s’y encastra. Il scruta tout attentivement. Il connaissait maintenant cet habitacle étroit dans lequel il avait pris ses marques. Son regard passa sur les innombrables bulles de verre réfléchissantes ; il décida de palper chaque endroit où il posait ses yeux. D’abord l’ensemble du pilier. Le cylindre était comme une mosaïque de verre fileté, à la manière de vitraux épousant un volume, mais dont les jointures étaient de verre et non de plomb. Ainsi, tout devait être soufflé dans la masse, les pans de verre courbes s’imbriquant les uns dans les autres. Des variations de température au moment du soufflage avaient créé des dégradés, de légères différences de teintes entre les agglutinements de bulles d’air, comme si tout le cylindre de verre avait des coulées de pâte translucide. Et tout était lisse, si délicat. Ces « coulées » auraient pu être issues d’une malfaçon ; il n’en était rien, tout n’était que mouvement pétrifié, courbes gracieuses. Orgame n’avait jamais autant prêté attention à la qualité de la facture de l’ouvrage. Il se surprit à féliciter le petit architecte pour son goût de l’esthétique, concept pour Orgame qui lui était d’ordinaire étranger. Il palpa, palpa encore,tout en voyant dans les reflets les images de la veille. À force d’être distrait, il s’énerva un peu, transpirant dans l’espace confiné. Il décida de glisser ses mains plus bas, vers le sol, à la naissance du pilier, là où il y avait moins de reflets, plus de coulées. Accroupi, agitant fébrilement les mains, il sentit soudain sous ses doigts une petite pièce de verre qui semblait bouger, comme les miroirs réfléchissants. Il eut un temps d’arrêt pour se concentrer. Cette pièce de verre, contre-forme de celle sur laquelle elle était posée, pouvait glisser, comme un loquet que l’on pourrait activer. Il tenta de voir si un mécanisme se cachait dans la transparence de la structure, mais il ne discerna rien de tangible. Après longue réflexion, il bougea enfin le loquet de verre. Rien ne se passa.Il se redressa, prit un temps infini pour observer et le bâti, et les transparences des bulles deverre, rien n’avait semblé changer. Il resta interrogatif avant de se dire que si Mevis cherchait à entrer de nouveau dans le pilier et qu’il voulait activer ce levier caché, c’était pour parachever une félonie dirigée contre lui. Donc en conclusion, il était plus judicieux de remettre le loquet dans sa première position. Ce qu’il ne put jamais faire. La mécanique était bloquée dans cette position. Il se demanda s’il fallait qu’il le cassât. Il pensa que non, et qu’après tout,ce n’était peut-être pas le seul système caché, et que celui-ci n’était pas obligatoirement un piège dirigé contre lui. Si Mevis avait voulu attenter à sa vie, bien d’autres solutions plus simples auraient donné des résultats radicaux. De son point de vue, Orgame aurait pris moins de détours, tout Sarnath qu’il était.

Après unebonne heure de recherches infructueuses, c’est un Orgame Ladek dépité qui sortit de son pilier, déçu de revenir si bredouille de sa chasse à l’indice.




*



Les discussions allaient bon train pour savoir comment organiser les festivités. Quant à la date définitive de l’inauguration, le point n’avait pas encore été soulevé. Peria, Orgame, Mevis et quelques conseillers de la

maison Sarnath tenaient séance. Bien sûr, aucun des féaux ne dit quoi que ce fût, laissant les intrigues de position à ceux placés à l’endroit idoine. Aussi rare qu’étrange, Orgame posa une question à sa femme. Il lui demandait son avis :

- Et tu me conseilles quoi, pour justifier les frais de bouche et tes dépenses de réception ?

- Mon amour, fit-elle de sa plus douce voix, les invités viennent parfois d’assez loin, le temps de confier les envois à la Mane d’Ouarnek, nous aurions besoin d’un peu plus d’un cycle afin que la réception soit à la hauteur de la grandeur du palais.

- Je n’invite pas tout le Kermelan, et nous donnerons d’autres réceptions. J’aurais aimé aller plus vite. Jene vois pas l’utilité d’attendre.

Un scribe prenait note de toutes les assertions, plié sur sa feuille, prenant bien garde de ne point gratter trop fort le papier de sa plume. Orgame le scrutait de biais, d’ailleurs.

- Si je puis me permettre, votre grandeur, s’enquit Mevis, nous sommes en Gamish, la nouvelle année se présente, et ouvrir les festivités avec Lübn serait du meilleur effet. L’image de la naissance d’un nouvel astre serait vue comme un signe de bonne augure.

Orgame ne disait mot, le coude avancé, sa tête légèrement inclinée appuyée sur sa main. La tablée attendait fébrilement la sentence du maître. Orgame fulminait intérieurement. Alors comme ça, Mevis était d’accord avec safemme. Ce crapaud baveux voulait que ça se passe enLübn, ilavait sûrement de vraies bonnes raisons. Il imposerait les siennes.

- Ce sera dans deux semaines, ce cycle-même, Tout ira très bien comme ça ! Fin des discussions, j’ai à faire !

- Attendez ! Fit Mevis paniqué, laissez-nous juste la fin de Gamish pour finaliser les dernières ornementations, et que le ciel nous soit clément en chassant les ondées à l’approche de Lübn !

Orgame le transperça du regard, l’œil fou, la pupille étrécie :

- Bien volontiers, petit architecte. Je tel’accorde. Unesemaine de plus.

Et il partit. Tout le monde était atterré, qui de l’urgence des travaux, qui des préparatifs, qui du protocole, personne ne fermeraitun œil tout le long de Gamish. Et Mevis de jubiler. L’enchantement del’Ecoptène prendrait fin avec ce cycle. L’instabilité de sa magie se nourrissait de la folie que véhiculait le tellème. En Lübn, tout disparaîtrait.

Les trois semaines qui suivirent furent vécues comme un long tunnel sombre pour la maisonnée Ladek. La ferme fortifiée était en ébullition, plus personne ne dormait, tous les serviteurs étaient exténués, et un va-et-vient incessant de carrioles, calèches, de tout ce qui tenait au moins sur deux roues ou à quatre pattes défilait entre la ferme et le palais. Orgame fut fort irrité de recevoir de son père, en réponse de l’invitation, une obligation à réunir leur branche familiale pour une mise à plat des patrimoines la veillede l’inauguration. Le vieux Timo ne ratait jamais une occasion de souiller un succès de son fils. À quoi bon cette réunion ?Encore un moyen détourné pour montrer à la famillequ’il était toujours autant alerte, autant maître des autres. Il devait être très jaloux de son fils, pour provoquer une telle réunion. La preuve, il était même venu voir les travaux.

Dans cette frénésie, Peria et Mevis avaient grand mal à se retrouver, du moins au sens où ils l’entendaient.

- Mevis, tu n’es plus que l’ombre de toi-même, que fera-t-on après les festivités ?

- Tu veux dire pour nous ? Je ne sais trop que te dire, ton mari voudra me voir partir dès le lendemain…

- J’ai peut-être une solution auprès de ma famille, je t’en reparlerai quand l’affaire aura avancé.

Ce n’était pas dans les habitudes de Peria d’être aussi sibylline. Mevis n’insista pas et lui caressa les seins.

- J’ai une surprise pour nous. Retrouve-moi au palais la veille au soir de l’inauguration, au début de la nuit.

- Tu veux aller au palais ? Tu es fou ? Il est gardé de l’extérieur nuit et jour, maintenant !

- Sauf que je suis l’architecte du passage secret de ton mari. Je veux cette dernière nuit orgiaque.

Ils se quittèrent des étoiles plein les yeux, excités comme deux adolescents.



*


Nous y étions enfin. Depuis deux jours, les invités affluaient de tout le nord du Kermelan, non-pasque l’événement fut exceptionnel en soi, mais le jeu des allégeances et des contacts faisait que quand un Sarnath invitait, il était de bon ton de venir, et avec le sourire. La maisonnée ouvrait chambre après chambre pour ses convives, d’abord la famille, puis les Ordres et le Castes. Le Merkal du tallec, grand prêteur des fonds à la construction fut le premier arrivé, bien sûr, accompagné de deux de sesbanquiers qui ne seraient de trop pour complimenter tous ces gens de haute mise. Le Grand Orvale, toujours présent à ce type de réception, ne délégua qu’un couple de deuxième ordre, visiblement. Leur luxe s’accommodait mal de cette transhumance forcée en de lointaines contrées. Ainsi les plus proches représentants furent envoyés. Il serait trop long d’énumérer l’aréopage complet qui vint pour voir le palais. La Caste des Maîtres Bâtisseurs de Sudram était représentée par Ariedès Sandovale. Richement habillé, ilétait entouréd’une véritable cour d’architectes, mais aussi de dignitaires rompus aux discussions financières de la Caste. Les retrouvailles avec Mevis furent glaciales. Ariedès ne fit que lui glisser à l’oreille à leur rencontre :

- Je suis extrêmement déçu de vous avoir connu.

Mevis lui répondit de façon tout aussi feutrée :

- Moi de même, mais vous serez obligé de réviser votre jugement demain. Je note que vous me vouvoyez de nouveau, c’est un net progrès.

La maisonnée se remplit ainsi très vite. Des fermes aux alentours avaient été réquisitionnées par Orgame Ladek pour contenir ce flot humain venu parfois d’assez loin, mais dont l’importance ne positionnait pas ces personnes à la droite du seigneur et maître. Bien que rustres, lesTyrans de Sarnath ne manquaient pas pour autant de protocole. Ils le connaissaient, lepratiquaient, s’y pliaient, et en inventaient des codes à l’aune de leur puissance sur Derio.

Le jour déclinait sur la dernière journée avant l’inauguration. Orgame Ladek parlait fort en présence de ses convives, il devait être remarqué, être véhément, être le centre du monde. Ce soir, il brillait. Son rêve de grandeur fut interrompu devant la galerie des portraits de la ferme fortifiée. Timo Ladek, son père, l’attendait à l’aplomb de sa propre peinture. Il était entouré d’une vingtaine de personnes dont fort peu de femmes, et tous d’avoir un lointain ou trop proche air de famille.

- Orgame, il est temps de se réunir, nous avons à aborder detrès nombreux sujets.

- Bien, père. Les épaules d’Orgame s’affaissèrent, alors qu’il vit Peria se diriger vers lui.

- Mon amour ? Nous mangeons de façon informelle dans la galerie des Ordres, tu ouvres les agapes ?

- Non, nous devons régler des affaires urgentes ce soir avec père.

Le regard de Orgame tourné vers Timo indiquait la soumission. Ladek père avait encore une forte influence sur son fils.

- Ah ? Et bien je te rejoins dans la salle de chasse…

- Non, non, reste avec les convives, tu n’es pas concernée.

Peria, tout à la fois femme et nièce Sarnath était peut-être la plus légitimeà participer à uneréunion familiale. Eût-il fallu être une homme. Pour une fois, l’ostracisme Sarnath lui convenait. Dépitée, elle feint l’acceptation de sa condition de femme :

- Bien, mon amour. Fais au mieux pour nos intérêts.

Elle se détourna pour rejoindre leurs hôtes.

Les Sarnath s’isolèrent dans la salle de chasse, plusieurs gardes de Timo Ladek s’installèrent à la porte pour que les discussions se déroulent dans le secret familial. Orgame se sentit tout de suite oppressé, un peu claustrophobique. Il eut une empathie certaine pour les trophéesaccrochés dans la pièce.

Les heures suivantes, les discussions couvrirent tout azimut l’ensemble des problèmes accumulés parnombre de générations de Sarnath autour des frontières conjointes entre leurs terrains. Un oncle lointain, Ferim Aroch revendiquait encore l’accès aux puits de ses terrains suite au découpage du grand père de Timo, aujourd’hui sur les terres de Orgame. Chaque concession faite par le propriétaire renvoyait à une nouvelle discussion houleuse soit sur la conséquence juridique d’un tel acte, soit sur la pertinence et la cohérence familiale d’une telle décision. Bref, Orgame sentait que les tractations s’embourbaient, et il commençait sérieusement à se demander pourquoi son père l’avait plongé dans un tel pétrin.


Mevis avait disparu. Bien que l’un des acteurs principaux de ces festivités, personne n’avait particulièrement cherché à nouer contact avec lui. Il serait sollicité le lendemain, une fois que tout un chacun aurait pu admirer son grand œuvre.


Peria, experte en bienséance, avait ri et gloussé conformément aux traits d’humour de tel ou tel convive, vaqué le temps qu’il fallait pour donner des ordres à ses servants, pris un ton compatissant et une mine attristée en apprenant le décès de quelque lointaine cousine, et disparut en toute discrétion.

Se saisissant d’une houppelande sombre et de chausses de marche qu’elle avait cachées tantôt près d’un arbre en lisière de la ferme, elle s’élança d’un bon pas en direction du palais.


Mevisobservait les allées et venues des gardes, au moins vingt répartis sur le pourtour. Ils avaient disposés de grands braseros tout le long, faisant briller de mille feux la bâtisse, et éclairant l’intérieur tant la lumière était vive. Mevisn’avait pas pensé àcet ultime détail, et se dit que c’étaitprécisément ce qui l’arrangerait pour son plan. Puis il observa d’où il attendait Peria. Il n’eut pas à regarder longtemps qu’il vit une silhouette passer dans les fougères. Ils se retrouvèrent, lui excité par la transgression, elle échauffée par sa marche forcée.

À quelques distances de là, ils contournèrent de quelques dizaines de bras pour atteindre le pied d’une roche ceinturée d’arbres aux troncs massifs.Mevis manipula quelque chose dans un coin sombre, et un pan de roche s’ouvrit comme par magie. Ilsentrèrent, Mevis passa devant, tenant la main de Peria. Marcher dans le noir total fut une épreuve pour elle, mais Mevis semblait avoir tout préparé, une main courante permettait d’avancer en toute quiétude. Le passage ouvrit dans le mur sous l’escalier de la grande salle qui montait aux appartements. Ils furent surpris par la clarté qui régnait dans la demeure. Il était même dangereux de marcher trop près des fenêtres au risque de voir se déployer de grandes ombres sur les murs. Ils glissèrent le long des parois, passant sous les fenêtres, marchant à quatre pattes. Peria suivait Mevis qui se dirigeait vers la chambre maritale. Peria eut un sourire, puis l’inquiétude la gagna. Ils entrèrent, elle voulut fermer la porte, mais Mevis l’en dissuada :

- Pour notre dernière nuit où ma présence est certaine, je veux faire l’amour dans ton lit, toutes portes ouvertes, que cet endroit soit marqué à jamais de notre union.

Peria lui répondit un peu gênée :

- Oui, mais on ne peut laisser la chambre en l’état après notre départ…

- Laisse-moi gérer ma surprise jusqu’au bout. Tu verras, tout se passera à merveille.

Dans la chambre, une douce clarté baignait leurs ébats, une couleur chaude glissait sur leurs corps moites. Ils vivaient leurs moments interdits emplis d’une énergie où les orgasmes scandèrent le rythme de leur nuit.


Orgame s’ennuyait maintenant fermement. Il fit mine à quelques reprises de s’éclipser, mais à chaque fois, l’assemblée familiale le rappelait à l’ordre. Il prétexta la faim, une pose fut ordonnée, des servants appelés, et les collations envahirent la réunion. Orgame, toujours à l’intérieur, était pris au piège. Après le repas, il demanda si on daignait encore qu’il allât aux lieux d’aisance. Ce fut tout juste si une garde rapprochée ne le suivit jusqu’auxlatrines. Il happa au passage l’un des servants entre deux couloirs :

- Va me chercher Peria, je t’attends.

Orgame put se soulager, puis revint au point de rencontre. Les gardes montraient des signes de fébrilité quand le servant revint en hâte. Il était seul :

- Dame Ladek est introuvable, Monseigneur.

- Comment-ça, introuvable ? Et bien cherche encore ! Orgame le frappa derrière la tête. Et dès que tu la trouves, viens m’en avertir dans la salle de chasse !

- Il sera fait selon votre désir, maître.

Orgame rejoignit sa place au conseil, avec la nette impression de subir les événements. Il n’écoutait sa famille que d’une oreille distraite, alorsque le servant, cet idiot au regard de benêt ne revenait toujours pas, ne reviendrait sans doute jamais. Il faudra qu’il pense à l’expulserdans une ferme lointaine, où ses compétences ne nuiront à personne.

Une heure plus tard, on frappa à la porte de la salle de chasse. La lassitude se lisait sur tous les visages, et ce non-événement rendit la situation presque vivante. Le servant entra, penaud, porteur d’un billet pour son maître. Il le lui remit en main propre, fit mine de sortir. Orgame lui ordonna de rester le temps qu’il lise. Le froissement du papierfut accompagné de tous les regards se portant sur le maître des lieux. Il lut en silence :

Dame Ladek n’est pas à la ferme, le chambellan l’a vue sortir en hâte, et une cuisinière l’a aperçue couriren direction de la forêt puis disparaître il y a trois heures environ.

Orgame dut user de ses dernières ressources pour ne pas hurler, se contenir, tenter de réfléchir… Des cuisines, on avait vue sur la forêt en direction du palais… Il prit une plume, la trempa dans l’encre, et écrivit à la suite de cette missive :

Trouve-moi Mevis, ramène-le ici séance tenante. Considère que le chambellan, la cuisinière et toi venez de doubler vos émoluments. M’informer de Mevis les tripleront pour toi.

Orgame replia le papier, le visage neutre, tendit le pli à son servant qui se retira.

- Et bien ? Où en étions-nous ? Ah oui ! La ferme des tristes ardeurs !

Il se tourna vers sonpère, unlarge sourire forcé étirant son visage.

Il était déjà fort tard, la nuit empiétait déjà largement sur le lendemain. Plus que quelques heures d’obscurité. Le servant revint avec une nouvelle missive le temps du débat sur la fameuse ferme des tristes ardeurs.

Mevis s’est évaporé dès le début de la soirée, l’un des architectes l’a vu partir en direction du palais. Ces dires m’ont été confirmés par plusieurs personnes. Beaucoup sont montés se coucher.

Orgame remercia son servant, les discussions reprirent, mais le maître des lieux finit par dire :

- Vous ne croyez pas qu’on a assez discuté pour ce soir ? Votre diversion se voit comme mon nez au milieu de la figure ! Auriez-vous l’outrecuidancede meconsidérer comme l’un de vos ennemis aux arrêts, ou dois-je m’attendre à payer une rançon pour pouvoir me rendre dans mon lit, père ?

- Mais non, Orgame. Ton domaine ne cessede croître, je vieillis, et je veux qu’avant de partir, toutes les tensions familiales soient définitivement gommées. Et l’inauguration de ton palais était une belle occasion de nous réunir.

Quelle belle langue de bois s’évertuait à exercer le vieux Sarnath ! Alors Orgame prétexta un nouveau besoin urgent, s’il fallait y passer le reste de la nuit. Il ordonna aussi que l’on fasse servir des alcools forts, et desdécoctions chaudesaux épices du Ant-Mesir. Orgame sortit à nouveau accompagné. Mais dans les latrines, Il ouvrit la fenêtre, se contorsionna pour passer au travers. Puis il contourna sa maisonnée et rejoignitles cuisines. Il frappa aux carreaux, on lui ouvrit. Une fois à l’intérieur, il fit chercher son nouveau servant-chaperon. Il demanda ses armes, des bottes de marche, et le temps qu’il fût prêt, il vit Peria dans l’entrebâillement de l’entrée des cuisines :

- Mon amour ? Tu es enfin sorti de ton horrible réunion ?

Orgame était déstabilisé. Il s’approcha d’elle, lentement, l’épée le long du corps. Le personnel de cuisine se mit à quelques distances du couple. Orgame se pencha sur elle, la renifla comme un prédateur le ferait d’une proie,et lui parla pourn’être entendu que d’elle :

- Tu sens la luxure, tu t’es vautrée dans la fange avec le petit architecte…

Peria ne disait rien,terrifiée par le regard deson mari. Orgame tournait autour d’elle:

- Je vais de ce pas m’occuper de lui. Prépare-toi pour demain, il ne faut pas décevoir les invités… J’aurai tout le temps de me pencher sur ton cas ensuite. Trouve une chambre loin de moi, si tu veux vivre cette nuit.

Il sortit par l’extérieur sans attendre de réponse. Dans la maison, la famille Sarnath le cherchait. Lui s’était saisi d’une torchère. Si Mevis et Peria s’étaient rendusau palais, ils n’avaient pu y entrer que par son passage secret. alors qu’il s’élançait en direction du bâtiment, il faillit buter sur une masse au sol qu’il n’aurait vue sans sa lumière. C’était un corps, celui de Mevis ! Il était vivant, mais apparemment complètement saoul. Une bouteille choqua quand Orgame le bougea sur le côté pour le secouer. Mevis émergeait doucementde sa torpeur, feignant la surprise et l’incompréhension.

- Alors, bougre de salaud ! Tu te tapes ma femme ?

Mevis continuait de jouer aux alcooliques en rampant au sol, mais Orgame commençait à le bourrer de coups en hurlant. Le bruit ameuta vite du monde, ainsi sortirent Peria, les Sarnath et quelques architectes puissamment enivrés eux-aussi. Mais Ariedès Sandovale ne faisait pas partie de l’équipée, sans doute était-il allé se coucher bien plus tôt.

Il fallut plusieurs membres de la famille Sarnath pourentraver Orgame à bonne distance de Mevis. Après cette cohue, Timo s’imposa comme le médiateur naturel de la rixe. Peria restait à quelque distance.

- Quelle image veux-tu donner de notre famille ?Penses-tu qu’il soit opportun de défigurer ton architecte ?

- Ne vous mêlez pas de ça, père ! Cette raclure a…

- Je ne veux rien savoir ! En fait, si. Quel est l’enjeu ?

Orgame vitqu’il avait une opportunité de se justifier. Mais son orgueil l’empêchait d’en parler à la débottée :

- Que tout le monde nous laisse, et je vous le dirai.

Timo fit un simple geste et congédia gardes, famille et autre. Il estima que son fils ne représentait plus un danger imminent. Même Peria dut les laisser sur un regard de Timo.

- Cet enfant de putain s’est tapé Peria ! Et tu veux que je lui laisse la vie sauve ?

Baissantles yeux avec mépris sur Mevis gisant au sol, Timo restait par ailleurs entre les deux protagonistes :

- Tu as des preuves ?

- Je sens d’ici l’odeur de Peria sur lui ! Non ! Je le sais, mais je ne peux rien prouver ! Enfin oui, mais rien de direct !

- C’est bien fâcheux. Alors ? Timo regardait Mevis comme un rapace, l’œil fixe.

- Jamais de la vie ! Votre fils affabule ! Il ne dort plus depuis des semaines et se raconte des histoires !

Orgame s’agitait, il était prêt à bondir sur l’homme au sol. Timo posa une main bienveillante sur son torse :

- Mon fils ? Si tudis vrai, tu peux expédier ce gratte-papier dès ce soir.Mais sans preuve,ce serait fortpeu diplomatique.

- Je n’ai rien besoin de justifier ! Je le sais !

- Oui, mais il y a un minimum d’étiquette à respecter. Attends au moins demain soir. Peut-être un incarcération préliminaire, puis un jugement expéditif, pour le moins. Tu sais bien que ça peut remonter jusqu’à ton oncle Lekante. Dans tous les cas, il faudra justifier de tes actes.

- Bien, père.

- Et laisse-moi m’occuper de Peria. Quant à toi, petit architecte, va cuver une heure et habille-toi correctement pour ne pas nous faire honte. Plus tu la fermeras, plus longtemps tu vivras demain.

Timo tapota le bras de son fils en passant, lui indiquant qu’il compatissait à sa douleur, à son envie de tuer Mevis. Le vieux Sarnath aurait bien laissé Orgame agir, vu que l’architecte avait été incapable de supprimer ce dernier. Option intéressante à ne pas négliger, d’ailleurs.

Timo fut l’homme qui décida du futur de tous, cette nuit-là. Il congédia chacun à rejoindre ses appartements, dormir ce qui pouvait encore être dormi, et à correctement se préparer pour la cérémonie du matin.


*


Mevis ouvrit un œil un peu gonflé, il avait dû dormir une heure. Une heure de plus que Orgame, à qui cela ne servirait plus à grand chose d’ici peu. Du moins c’est ce qu’espérait Mevis.


En cette fin de matinée ensoleillée, l’assemblée était réunie devant le palais pour son inauguration. Des tentes avec tables et sièges avaient été dressées au cas où la pluie se serait invitée. Il n’y avait pas moins de deux cents personnes, mais tous n’entreraient pas. Quelques curieux, gens simples ou serviteurs avaient réussi à venir, mais voir l’intérieur leur serait impossible.

Orgame s’obligeait à faire de son mieux pour montrer à la galerie que l’être le plus important en ce jour, c’était lui. Certes on le remarquait, mais pas pour les bonnes raisons. Ilavait le visage ravagé par la fatigue et la haine, il sentait mauvais, les cheveux en bataille, sa tenue était tout juste appropriée, seules ses armes étaient parfaitement ceintes autour de sa taille.

Devant les marches dupalais, il était le plus en avant des gens présents et recevaitdéjà les félicitations de ceux qui voulaient se faire bien voir. Mevis, en retrait parmi la foule, évitait les regards bien que c’eût du être son jour. Celui d’Orgame, bien évidemment, mais aussi de tous ceux que cela pouvait compromettre comme Peria, Ariedès Sandovale, ou Timo Ladek. Ainsi, détailler le sol fut le meilleur moyen de ne pas avoir des mouvements de tête dénonciateurs.

En cet instant, Orgame n’avait pas prévu de protocole particulier. Alors qu’il semblait amorcer un mouvement pourinviter tout le monde à monterdans le palais, le chef de ses gardes, gêné, s’interposa entre lui et ses invités pour luiparler en toute discrétion.

- Maître Ladek ? Euh… J’ai fait la relève de la garde de nuit, au petit matin, et nous avons donc inspecté dedans…C’est un peu gênant, mais vous êtes sûr de vouloir faire entrer tout le monde en l’état ?

- En l’état de quoi ?

- Eh bien, l’état dans laquelle vous l’avez laissée cette nuit.

- Qu’entendez-vous… ?

- Eh bien la chambre…

- Mais je ne suis pas venu cette nuit… Orgame suspendit sa phrase en voyant leregard stupéfait de son chef des gardes qui comprenait tout en étant gêné de comprendre que son maître ne comprenait qu’après lui. Son père voulait des preuves d’adultère ? Il semblait qu’il y en eût. Justice serait faite sur les marches du palais !

Orgame gravit trois marches puis se tourna vers les convives :

- Chers amis, sauf le respect que je vous dois, pour mon honneur, je dois vérifier seul quelque chose à l’intérieur. Et c’est ensuite que nous pourrons visiter mon palais. Je m’excuse pour cette situation des moins agréables. Justice sera rendue ce jour, et lumière sera faite sur tant demystères. Veuillez m’attendre, Portez des sièges aux gens qui le désirent, fit-il à ses servants, et faites jouer de la musique pour patienter !

Ainsi fut ordonné. Et personne ne comprit. Une ambiance délétère s’installa, la foule bruissait de chuchotements. Orgame se tourna vers son chef des gardes :

- Faites une ligne devant, personne ne doit m’importuner. Et quiconque voulant partir doit être suivi.

Les gardes se positionnèrent et Orgame disparut à l’intérieur.


Orgame faillit laisser choir son épée en entrant dans la chambre. Le lit était défait, les draps à moitié tombés au sol, et un nombre impressionnant de tâches, de souillures, de fluides corporels bien visibles, bien ostensibles. Cette crevure de Mevis le narguait ! Il marquait son territoire !

Orgame dévala l’escalier pour sortir et finir ce qu’il aurait dû exécuter la veille. Puis dans la grande salle, il stoppa net. Tournant la tête vers le pilier, il se dit qu’il serait bien d’avoir toutes les informations possibles. Dehors, ils attendraient. Sortant sa clef de verre, il ouvrit la paroi, se glissa dans le pilier translucide. Il inclina les petits miroirs pour que ces derniers lui reflètent les dernières heures de la journée qui avaient bien été captées par le verre. Il pleurait de rage en voyant les ébats du petit architecte et de sa femme. C’est dans ce pilier sous la torture que cette ordure allait finir.S’il était le seul àpouvoir voir la vérité, il saurait la faire avouer à quiconque. Trépignant, voulant se ruer à l’extérieur, il se fit violence. Il devait tout voir, jusqu’au départ des cocufieurs. Un pressentiment Sarnath. Alors que le couple se dirigeait vers le passage secret sous l’escalier, Mevis arrêtait sa progression, faisant un geste d’attente à l’intention de Peria. Il partit seul vers… le pilier. L’image était dure à suivre, il fallait se contorsionner, plaquer le visage à la paroi. Le traître était maintenant au pied du pilier, accroupi. Sa main courait sur les renflements de verre extérieurs… au même niveau que le petit loquet que Orgame avait activé de l’intérieur. Mevis enclenchait quelque chose… L’ordure… Quelle surprise lui réservait-il encore ? Les images se brouillaient, d’ailleurs, petit à petit. La lecture devenait plus incertaine, c’était normal, le temps entre le visionnage et le moment où s’étaient déroulés les événements était très court. Orgame sortit du pilier, et referma à clef. Il se pencha ensuite à l’endroit où Mevis avait accompli une nouvelle félonie dont le Tyran ne connaissait la teneur. Il identifia assez facilement l’endroit du taquet de verre ; il commençait à être habitué. Mais il se dit que si c’était comme celui de l’intérieur, si Mevis l’avait enclenché, il ne pourrait rien faire en retour. Et bien si ! Celui-ci était encore mobile ! Fallait-il donc le bouger ? Une ultime réflexion était nécessaire, tout bien mettre à plat : Mevis voulait activer un loquet dans le pilier. Je l’ai fait à sa place, et le loquet ne peut revenir en arrière.Donc j’ai fait ce que Mevis voulait faire. Pas bon. Ensuite, il active ce second loquet, qui fatalement doit avoir une incidence sur le premier. Et qui obligatoirement est un élément dirigé contre moi. Le deuxièmeloquet, donc, enclenche, valide ce quele premier provoque. Eût-il été intéressant de savoir quoi. Mais si je le laisse dans laposition voulue par Mevis, Je suis dans son jeu. Et bien il est temps de tomber les masques.

Orgame poussa le loquet dans l’autre sens, se leva, sortit épée et dague longue et fonça vers l’extérieur.

Quand il descendit à toute volée les marches, il eut une fulgurance : pourquoi Mevis activait-il un loquet extérieur s’il n’avait pu activer celui à l’intérieur ? Le second était-il une sécurité du premier ? Alors pourquoi s’énerver de ne pouvoir pénétrer dans le pilier ?…Ces détails dansaient dans sa tête sans amener de réponses à son chaos intérieur.

La foule amassée vit surgir Orgame, toute lame dehors hurler « Mevis » à pleins poumons. Mevis ferma les yeux et eut une ultime supplique, celle qu’Orgame avait bien cru qu’il activât le loquet extérieur. Et que Orgame l’avait bien poussé en retour, ce qui permettait d’enclencher tout le mécanisme. L’instant d’après, il eut sa réponse. À la stupeur générale, ils virent le sol se dérober sous les pas d’Orgame. Alors qu’il dévalait les escaliers, son pas provoqua un déclic sur la troisième marche. Il eut un dernier regard dirigé vers Mevis. Instantanément, les pierres décoratives des marches s’éjectèrent, poussées par des pointes acérées de métal qui le transpercèrent. Jusqu’à hauteur de la poitrine, le corps d’Orgame fut lacéré. Plusieurs lames l’avaient traversé, et le maintenaient suspendu comme un pantin désarticulé. À la stupeur générale, Orgame mort sevidait devant deux centspersonnes. Puis quelques regards se tournèrent vers Mevis qui prit un air contrit. Il avait gagné.


La pesanteur prit le pas sur la stupeur. Pour un œil extérieur, la situation était incompréhensible. L’agitation gagnait la foule, entre invectives, tristesse feinte ou sincère, les gens se bousculaient, chahutaient Mevis. Il dut expliquer en toute hâte que les dalles piégées dans les escaliers était une chose que seul Orgame connaissait, et qu’il était le seul à pouvoir activer. Il le lui avait commandé en toute discrétion. On n’est jamais trop prudent, lui avait-il signifié. Pour l’activer, un taquet était placé à l’intérieur du piler central en verre, dont seul Orgame avait la clef. Autre précaution bien utile. D’ailleurs, il la portait, là, justement. Suivez-moi, si vous ne mecroyez pas ! Ah ! La clef s’est brisée lors du désastre ! Alors forçons la porte de verre ! Vous voyez ?Elle est fermée ! Là ! C’est là, je vous dis, qu’il l’a activé, son piège ! Ben oui, c’est dangereux, un piège ! Ne me jetez pas la responsabilité ! Vous avez bien vu qu’il portait la clef !

Les Maîtres Bâtisseurs présents purent jurer qu’effectivement, il était impossible de dupliquer ces clefs de verre. Pourquoi ce piège ? En cas d’intrusion de son palais, Orgame pouvait se cacher dans le pilier, et déclencher une défense bienvenue. Alors oui, par ailleurs, il l’admettait, il avait eu une seule et unique relation avec Peria Ladek, il était confus, il ne se le pardonnerait jamais. À cause de lui, Orgame s’était emporté. Alors oui, il avait une responsabilité psychologique dans la disparition de son commanditaire. Déjà, la veille, Timo pouvait le confirmer, ça avait déjà failli déraper. Peria fut immédiatement misesous la tutelle de son oncle et beau-père Timo Ladek, justement. Il fut vite admis que connaissant tous l’état dans lequel était Orgame ces derniers temps, un homme trompé pouvait oublier de verrouiller un piège par inadvertance.

Après le drame et l’horreur de ces premiers constats, tous les invités partirent prestement. Mevis avait rempli sa part du marché. Orgame était mort avant que le bâtiment ne soit en fonction. Et ce n’était pas issu d’une malfaçon de Mevis. Ariedès Sandovale lui devait sa promotion.



*


Timo Ladek avait raison. Bien que tout laissât supposer un accident, uneenquête fut dépêchée. On nemourrait pas comme ça dans l’entourage proche de Sarnath 238eme du nom.

Mevis n’avait eu qu’une crainte, c’était que des yeux un peu exercés aient découvert les images de la veille qui se projetaient dans le pilier. Mais la cohue et le monde autour de la structure de verre produisaient tant d’incidences, de reflets parasites, qu’il était bien difficile de constater quoi que ce fût. Avec l’arrivée de Lübn, l’enchantement de l’Ecoptène avait pris fin dès le lendemain. Donc plus aucune image ne défilerait. Mevis, bien plus tard, eut des éclaircissements concernant la réalisation de cette prouesse : en fait, tout laissait penser que les images se « stockaient »quelque part avant de pouvoir être vues. Comme si les réflexions étaient en stase quelque part pendant quelques heures. Non. L’Ecoptène avait plongé tout l’habitacle du pilier dans un temps différent. Quand on était dedans, on voyait ce qui s’était passé la veille. Un décalage constant. Cela ne changeait rien pour Mevis, au demeurant. Mais l’information était intéressante. Mevis avait toujours cru que l’on pouvait capturer du temps. On pouvait s’aventurer dans des failles, mais pas en accumuler, comme on range des boîtes sur des étagères, semblait-il.

Ariedès Sandovale avait eu tort de croire que Mevis Ardil n’y arriverait pas. Mevis lui fit pression en retour, au risque de tout révéler de sa véritable mission à leurs supérieurs, depuis que Mevis était monté dans la hiérarchie. Ainsi, il eut la chaire d’architecture de son Maître qui dut partir en retraite bien méritée, diront certains. La promotion de Mevis était entachée du deuil de son commanditaire, certes, mais l’histoire était tellement forte et porteuse d’éléments épiques qu’il n’en fut que plus célèbre pour son jeune âge.

Peria Ladek avait eu raison, raison de se faire plaisir avec son petit architecte, son jouet sexuel. Ce dernier n’avait aucun contrôle sur lui-même. Il avait beau diriger la moitié des instances des Maîtres Bâtisseurs d’Okman-Ptaahl, il ne pouvait rien refuser à Peria, sa maîtresse éternelle.

Pour finir, Mevis Ardil avait eu tort. Tort de croire qu’il était au-dessus de ses pulsions, que tous ses savants calculs l’extrairaient de toute servitude. Peria avait rejoint la maisonnéede son oncle Timo, dont elle avait toujours été la maîtresse. Mevis comprit trop tardivement que Timovoulait supprimer sonfils pour une seule raison : récupérer Peria. Aujourd’hui, il avait réintégré dans ses actifs les biens deson fils, et sa femme. Timo bénéficiait d’une seconde jeunesse, entre sa maîtresse et la disparition d’Orgame. Alors il décida d’un commun accord avec elle de faire construire un splendide palais à la hauteur de sa grandeur. Un seul architecte était capable d’ériger un château au-delà de leurs ambitions, de leurs fantasmes. Mevis Ardil, qui vit immédiatement la triangulation malsaine qui résulterait de leur proximité sans qu’il puisse un instant refuser, sut immédiatement qu’après Orgame, il serait la prochaine victime potentielle de Timo. Peria était son destin, sa fatalité. De petit architecte à Grand Maître, Peria le mènerait tout droit de la petite à la grande mort. Et là, il n’y pouvait rien.

Pour plus de confort de lecture, chargez :

La Commande en PDF